La Tangomania à Paris (extrait du film Le Mort qui tue de Louis Feuillade, 1913). Musique: Argentine Tango (1912) par l'Imperial Symphony Orchestra. Illustration: Tangoville par Sem (1913).
Entre 1890 et 1930, le tango argentin connaît une intense période de développement, d’abord dans les quartiers populaires de Buenos Aires jusqu’en 1910, puis dans les quartiers bourgeois du centre ville et à l’étranger. Issu de la marginalité et de la diversité du Río de la Plata, il devient progressivement un symbole d’identité pour les habitants de cette ville en pleine mutation, marquant le début d’une nouvelle culture urbaine en Argentine.
Les quartiers populaires de Buenos Aires, appelés barrios, sont le berceau du tango entre 1890 et 1910. La Boca, avec son port et sa population principalement d’origine italienne, et San Telmo, véritable melting-pot où se côtoient toutes les populations, cultures et traditions, en sont les centres les plus fertiles. Leur grande mixité sociale, culturelle et ethnique permettent un développement musical et dansé fulgurant. Dans ce creuset vibrant de cultures entremêlées, le tango capte ici un tempo vif, là des éléments percussifs, des mélodies mélancoliques ou encore des rythmes syncopés, tissant ainsi une riche et complexe toile sonore. Chaque bal, chaque ruelle, chaque communauté apporte sa propre nuance, contribuant à cette musique déjà foisonnante de mille influences.
Dans les faubourgs miséreux se peuplant à vue d’oeil, dans les patios des nombreux conventillos où s’improvisent des bailetins (17), dans les lupanars et dans les tavernes, refuges d’un petit peuple en quête d’évasion face à une existence souvent difficile, le tango argentin trouve la voie de ses premières expressions structurées.
Le jour, dans les cours poussiéreuses ou aux coins des rues pavées, les hommes blancs désœuvrés s’initient entre eux aux pas de la danse naissante. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène : d’abord, le manque chronique de femmes, car 75% de la population est masculine. De plus, les femmes « honnêtes » se refusent à danser de peur d’être assimilées à des prostituées. Enfin, la nécessité pour les hommes de s’exercer afin d’être jugés dignes de devenir cavaliers par les femmes des tripots.
Les organitos (18) et les musiciens ambulants diffusent la musique dans les rues. Le soir, marins, gauchos, soldats, artisans, cochers, dockers, bouchers des abattoirs, femmes de joie et mauvais garçons en tous genres se retrouvent pour boire, jouer et danser au son de petits orchestres improvisés avec un trio de musiciens et de modestes instruments de musique : une flûte mélancolique, un piano mécanique, une guitare passionnée, parfois une mandoline ou un violon plaintif.
Les musiciens – de simples amateurs autodidactes – portent en eux les espoirs et les peines de la société. S’inspirant des structures rythmiques et mélodiques de la milonga, ils tissent les premières compositions de tango-milongas et de tango-criollos, à la fois mélancoliques et exaltés. Le plus souvent anonymes, leurs compositions sont transmises oralement. Plusieurs d’entre elles seront plus tard imitées ou tout simplement plagiées par d’autres musiciens aujourd’hui connus.
Les paroles des chansons, aux couplets naïfs en lunfardo, reflètent les dures réalités de la vie quotidienne, les luttes et les espoirs des classes populaires, ajoutant une dimension narrative à la musique. Les thèmes abordent la vie dans les quartiers, les histoires d’amour et de trahison, la vie nocturne, même si beaucoup d’entre elles évoquent surtout les mœurs sexuelles. Citons quelques titres expressifs : La concha de la lora (La chatte de la pute, 1901, rebaptisé La cara de la luna), Concha sucia (moule sale, renommé Cara sucia en 1937 par Francisco Canaro), Cachucha pelada (La chatte pelée), Dame la lata (Donne-moi le jeton, le jeton étant le numéro remis par la mère maquerelle au client qui louait les services d’une prostituée dans un lupanar), ou encore le célèbre El Choclo (L’épi de maïs, métaphore du sexe masculin et en outre objet courant de sodomisation des prisonniers). Certains de ces titres seront repris un siècle plus tard par le musicien Juan Carlos Cáceres.
Au cours de nuits émaillées de querelles, les danseurs des barrios expriment leur machisme et leur virilité mais aussi leurs sentiments d’exil et de nostalgie, leurs frustrations, leurs désirs et leurs espoirs. Puisant dans leurs danses traditionnelles, ils improvisent de nouvelles figures audacieuses et sensuelles caractérisées par des mouvements intimes et des pauses dramatiques. Leur expression gestuelle est imprégnée de l’atmosphère originelle des maisons closes. Elle se caractérise par l’abrazo – la connexion intime, sensuelle et provocatrice, entre les partenaires – enrichi de figures chorégraphiques lascives à connotation sexuelle comme les Cortes ou les Quebradas entre autres. Bien que l’improvisation reste prédominante, ces premiers tangueros (19) élaborent progressivement de nouvelles figures qui s’ajoutent à la palette du tango orillero, l’enrichissant avec des structures de danses européennes plus sophistiquées.
Bien que fortement associé à Buenos Aires, le tango argentin a également des racines profondes à Montevideo, située de l’autre côté du Río de la Plata. Comme Buenos Aires, la capitale de l’Uruguay connaît à la même période une importante vague d’immigration européenne, passant en quelques décennies de 100.000 à 300.000 habitants. Les quartiers populaires de la ville comme Barrio Sur et Palermo sont en pleine croissance. Le Candombe, danse des Noirs qui vivent majoritairement de ce côté-ci de l’estuaire, y influence fortement le tango naissant en l’enrichissant d’une contribution spécifiquement afro-uruguayenne, tant au niveau des techniques de danse que des rythmes musicaux. Les nouvelles academias, moitié salles de danse et moitié maisons closes où les entraîneuses sont payées pour chaque tango exécuté, fleurissent en nombre dans les quartiers de Goes et de la rue Yerbal. Elles deviendront plus tard des salles d’enseignement du tango argentin. Les échanges entre les deux capitales facilitent la diffusion et la fusion des styles du tango argentin, renforçant son identité partagée et jouant un rôle crucial dans son évolution.
À partir de 1890, le tango connaît un essor exponentiel. Il sort des quartiers périphériques mal famés et commence à gagner le centre-ville de Buenos Aires. Des bailetins s’organisent un peu partout aux coins des rues. On danse dans les academias de bailes (20), dans les trinquetes (21) et dans les peringundines (22) qui commencent à s’installer en nombre dans le parc de Palermo. El Velódromo, El Tambito et le mythique café Chez Hansen, fondé en 1877 par l’immigrant allemand Juan Hansen sur l’Avenida de las Palmeras (actuelle Avenue Sarmiento), sont parmi les plus fréquentés. Considéré par beaucoup comme l’un des berceaux du tango, Chez Hansen sera popularisé plus tard par des tangos et par les films du cinéaste Manuel Romero (Los muchachos de antes no usaban gomina, Noches de Buenos Aires, …).
Plusieurs quartiers participent à cette expansion du tango : La Boca, Palermo, San Telmo, Balvanera, Monserrat, etc … Tout ce que la zone compte de guapos (23), compadritos (24) et autres cafishios (25) qui s’expriment en lunfardo, quand ce n’est pas tout simplement à coups de couteau, se réunit dans ces lieux de brassage et de détente propices aux rencontres et à tous les bons coups. Certains cajetillas ou niños bien, c’est-à-dire des fils de bonne famille tout prêts à s’encanailler dans les bas-fonds pour s’offrir des prostituées, commencent à s’approprier la danse et à l’introduire dans les maisons closes bourgeoises.
En raison de la très forte surpopulation masculine, les milieux de la prostitution sont prospères. À côté des chinas (26), les entraîneuses et les prostituées travaillant dans les bastringues et les maisons closes sont pour la plupart des grisettes parisiennes (27) ou des juives polonaises immigrées. Beaucoup sont victimes de la tristement célèbre organisation Zwi Migdal (28), importante filière mafieuse juive spécialisée dans la traite des blanches. Notons que ces lieux de danse mal famés, mi-bordels mi-cabarets, portent alors souvent les noms des mères maquerelles françaises qui les dirigent. On les retrouve dans les titres de plusieurs tangos.
Le tango est mal vu par les élites sociales et les autorités de Buenos Aires. Toutes ces nouvelles chansons et figures de danse plus ou moins provocatrices scandalisent encore la société bourgeoise et puritaine du centre-ville, mais il gagne petit à petit en reconnaissance au-delà des quartiers populaires. Certains membres des classes moyennes cosmopolites, notamment les artistes, commencent à s’intéresser à cette nouvelle forme d’expression. Des danseurs, musiciens et compositeurs commencent à se faire un nom dans la bonne société. Les premiers chansonniers de tango, qui combinent musique et paroles, émergent progressivement. Les petits ensembles de tango se développent aussi en orchestres plus formels comprenant désormais des violons, des pianos, des contrebasses et des bandonéons.
Avec l’avènement de nouvelles technologies comme le télégraphone, des enregistrements sonores, bien que de qualité variable et encore assez rares, sont réalisés par des firmes commerciales, contribuant à l’expansion du genre au-delà de Buenos Aires.
Des milongas, salles de danse spécifiquement dédiées au tango ainsi que des cafés cantantes programment désormais régulièrement des soirées avec des petits orchestres amateurs et des chanteurs itinérants. Les cafés et cabarets où l’on danse le tango deviennent des lieux de rencontre incontournables. Les premières écoles d’apprentissage du tango commencent aussi à apparaître. Elles offrent un enseignement de plus en plus structuré et contribuent à la codification des pas et techniques de danse.
À partir de 1900, le tango atteint une popularité sans précédent. Il est dansé dans les cafés, les salons, les salles de bal et même les théâtres du centre ville, devenant une partie intégrante de la culture urbaine. Né des entrailles mêmes du peuple, il s’élève ainsi peu à peu, transcendant les divisions sociales et ethniques, pour devenir l’expression d’une âme collective. Chaque Porteño (29) y retrouve un écho de ses propres aspirations, de ses joies et de ses peines, et c’est cette alchimie subtile qui lui confère sa puissance universelle, sa capacité à émouvoir encore aujourd’hui bien au-delà des barrios populaires de Buenos Aires.
La Guardia vieja (Vieille Garde), qui couvre les années 1880 à 1920, représente la première période du tango argentin structuré. Riche en innovations, elle est fondamentale pour la formation du tango en tant que genre musical et danse distincte.
À partir de 1890-1900, le staccato-picado de la flûte et de la guitare disparait peu à peu en même temps que les petits trios de musiciens amateurs. Les premiers Orquesta típica criolla, orchestres créoles typiques, apparaissent sur les estrades dès 1890, introduisant une tonalité musicale plus sombre et plus mélancolique. Le bandonéon, ce petit orgue portatif au son plaintif inventé vers 1850 par l’allemand Henrich Band avant d’être introduit à Buenos Aires par des immigrants allemands, s’impose bientôt comme l’instrument majeur du tango, lui donnant sa ligne mélodique et un son reconnaissable entre tous. Les musiciens Juan Maglio (1880-1934) et Vicente Greco (1888-1924), avec leurs petits orquesta tipica, jouent à cette époque un rôle essentiel dans l’ancrage du bandonéon au tango. Le piano, lui, remplace progressivement la guitare et donne avec la contrebasse le nouveau rythme binaire du tournant du siècle. La danse se codifie en générant des figures de plus en plus sophistiquées.
Un nouveau répertoire musical plus élaboré et précurseur d’un rythme musical plus lent (de 2/4 on passera à 4/4 ou 4/8) apparaît, offrant les premiers grands tangos du répertoire classique : El Entrerriano (première partition de tango enregistrée sur disque) composé en 1897 par le pianiste afro-argentin Rosendo Mendizábal, Don Juan d’Ernesto Ponzio en 1898, El Sargento Cabral de Manuel Campoamor en 1899, El Esquinazo (La Sérénade) et El Choclo (L’épi de maïs), écrits respectivement en 1902 et 1903 par le chanteur guitariste Ángel Villoldo (surnommé « El Papá del Tango »), ou encore La Morocha (1905) d’Ángel Villoldo et Enrique Saborido, qui deviendra dans la décennie suivante le premier grand succès du tango canción (30). Les mélodies sont facilement reconnaissables et la danse est marquée par des pauses dramatiques qui mettent en valeur la tension et l’émotion de la musique.
Plus tard au XXe siècle, la Guardia vieja sera représentée par des chefs d’orchestres comme Agustín Bardi, Francisco Canaro, Manuel Campoamor, Juan Maglio et Roberto Firpo entre autres. Bien que sa carrière explose véritablement dans les années 1920, Carlos Gardel lui-même commence aussi à enregistrer des tangos à la fin de la Guardia vieja. Son enregistrement en 1917 de Mi Noche Triste, considéré comme le premier véritable tango canción, marque un tournant pour le tango qui s’enrichit d’une nouvelle dimension émotionnelle.
Les premières décennies du tango argentin ont posé les bases d’une évolution qui va se poursuivre tout au long de la première moitié du XXe siècle. Le tango se transforme en une forme artistique désormais reconnue par toutes les classes sociales. L’intégration des diverses influences musicales, les innovations chorégraphiques, l’institutionnalisation des orchestres et des écoles de danse, la diffusion des enregistrements, la radio, le cinéma, l’émergence de grandes figures du tango et l’organisation de tournées de concerts et spectacles contribuent à son internationalisation. Dans les années ’10, le tango traverse l’Atlantique et atteint l’Europe. Paris, en particulier, tombe sous le charme de cette nouvelle danse exotique symbole de sophistication et de modernité. La capitale de la France devient la seconde capitale du tango après Buenos Aires. La tangomania qui s’empare de Paris, puis de toutes les grandes villes européennes et américaines – Berlin, Saint-Petersbourg, Madrid, Londres, Rome, Vienne, New York, … –, est le début d’une période où l’on voit le tango s’intégrer profondément dans la culture occidentale, influençant non seulement la musique et la danse, mais aussi la mode, les arts et l’ensemble de la vie culturelle. L’impact de ce succès international rejaillit en retour sur son développement à Buenos Aires. Anobli par son détour parisien, le tango argentin perd ainsi peu à peu son caractère sulfureux en même temps que l’aspect provocant du canyengue dansé. Il devient respectable pour la bourgeoisie portègne qui l’accepte désormais dans ses salons chics.
À partir de l’Exposition Universelle de 1900, de nombreux argentins aristocrates et/ou fortunés effectuent chaque année de longs séjours à Paris. Avec les marins argentins accostant dans les ports français, ils parlent du tango à leurs interlocuteurs et diffusent quelques partitions dans la France de la Belle Époque, dont notamment El Choclo et La Morocha.
Mais l’évènement marquant de la naissance du tango à Paris date surtout de 1907, lorsque des producteurs de disques pour phonographes de la firme Gath & Chaves de Buenos Aires, accompagnés de musiciens de la génération dite de 1910 – Ángel Villoldo, Alfredo Gobbi et son épouse Flore Rodriguez, Eduardo Arolas, … –, arrivent à Paris pour effectuer des enregistrements de tangos. Ils sont suivis d’une vague de musiciens et de danseurs argentins qui se produisent bientôt dans divers théâtres et cabarets parisiens tels que le Bal Bullier et le Moulin Rouge.
Parmi eux, citons le danseur Bernabe Simarra, qui arrive à Paris en 1911 et gagne le Championnat du monde de tango organisé en février 1914 au Nouveau Cirque de Paris. Le compositeur et danseur Enrique Saborido arrive lui aussi la même année 1911, invité par Madame de Reszké, comtesse de Mailly-Nesle et chanteuse, pour former des musiciens et donner des cours de tango à des personnes de la haute société. Casimiro Aïn, arrivé en 1913, se produit pour sa part à Pigalle au Moulin Rouge et au cabaret El Garrón.
Comme à ses débuts à Buenos Aires, le tango est d’abord controversé et jugé immoral à cause de sa sensualité. Mais malgré l’opposition plus ou moins virulente de certains milieux réactionnaires politiques, militaires, médicaux et religieux – l’Église interdit la pratique du tango dans onze grandes villes françaises –, il attire rapidement l’attention des artistes et des mondains cosmopolites avides de culture exotique et de sensualité latine. Tous les milieux parisiens à la mode se précipitent bientôt pour apprendre à danser ce curieux « tango argentin » qui fait désormais fureur dans les cabarets et les salons de danse.
Dès 1909, le maître de danse Eugène Giraudet en mentionne l’apparition dans son Journal de la danse et du bon ton, indiquant que son mouvement « à 2/4 américaine [...] se divise en deux parties, dont l’une est marchée et l’autre est valsée ». En 1911, Le Figaro écrit : « Ce que nous danserons cet hiver sera le tango argentin, une danse gracieuse, ondulante et variée ». En parallèle, Femina écrit que le boston est remplacé par le tango argentin, nouvelle danse à la mode dans les salons select. Le 15 juillet 1913, l’écrivain journaliste Franc-Nohain (pseudonyme de Maurice-Étienne Legrand) publie dans Femina un long article illustré relatant la nouvelle tangomanie parisienne : « tout le monde en parle, parce qu’on ne peut ouvrir un journal, feuilleter une revue, sans y trouver des considérations techniques, des aperçus moraux, des échos mondains, le concernant, avec l’opinion de toutes les personnalités, autorisées ou non, les plus considérables ». Le 25 octobre 1913, l’écrivain Jean Richepin prononce même en séance publique des cinq Académies de l’Institut de France un éloge intitulé À propos du tango. Quelques semaines plus tard, une pièce de théâtre intitulée Le tango, co-écrite par le même auteur et son épouse, est représentée au Théâtre de l’Athénée. Elle raconte l’histoire d’un couple qui, après avoir « tout essayé », ne parvient à consommer le mariage qu’en dansant le tango. Le couple est interprété sur scène par deux actrices, Ève Lavallière (Eugénie Fénoglio) et Andrée Spinelly (Élise Fournier), ajoutant le mélange des genres aux allusions sexuelles.
De 1911 à août 1914, la vie mondaine parisienne est littéralement obsédée par le tango argentin. On danse dans tous les lieux chics : les résidences privées, les grands hôtels comme le Mac Mahon Palace ou le Claridge, les grands restaurants comme le Maxim’s, les Jardins de Bagatelle, le Palais des Glaces. Le caricaturiste et chroniqueur mondain Georges Goursat, dit Sem, note de son côté à propos de cette tangomania : « Cette névrose a fait de terribles progrès. Par une marche foudroyante, elle s’est envoyée sur tout Paris, a envahi les salons, les théâtres, les bars, les cabarets de nuit, les grands hôtels et les guinguettes. [ …] La moitié de Paris frotte l’autre. La ville entière est entrée en branle : elle a le tango dans la peau » (Les Possédées, in Le Journal, avril-mai 1913).
De grandes personnalités, artistes et/ou vedettes de l’époque s’y intéressent: Mistinguett (qui danse un tango avec Barthélemy Bottallo, directeur de l’Académie de danse de la Sorbonne et auteur en 1912 d’un Guide du bon danseur), Jean Cocteau, Josephine Baker, Maurice Chevalier, le président de la République Raymond Poincaré, etc …
Les thés-tango avec cours de tango, de 16 à 19 heures, se multiplient, ainsi que les bals en soirée. Une couleur jaune orangé prend le nom de « tango », ainsi qu’une recette de gâteau au chocolat et un coktail bière-grenadine. Le train reliant Paris à Deauville prend le nom de « train tango » pendant l’été. On vend en série des « tangomètres », petits appareils à ressorts qui, attachés aux genoux des danseurs, enregistrent le nombre de pas, suscitant parfois des concours dans les bals. Coiffures, chapeaux, robes, chaussures et jupes-culottes fendues participent de la mode vestimentaire « tango » chroniquée par les magazines féminins. Après les articles de presse, les premiers livres à succès et les manuels de danse sont publiés.
La Première Guerre mondiale interrompt provisoirement le déploiement du tango argentin à Paris, bien que la danse continue à être pratiquée dans les cercles privés mais, dès 1918, la vague revient en force. Le tango redevient une partie intégrante de la vie nocturne parisienne, avec des orchestres de tango jouant dans de très nombreux cabarets et salles de bal.
Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux grands orchestres et musiciens argentins – Francisco Canaro, Manuel Pizarro, Bachicha, Eduardo Bianco, … – viennent régulièrement en tournée ou s’établissent durablement à Paris. Cabarets et salles de bals foisonnent dans la capitale française : le Pigall’s, El Garrón, le Palermo, le Florida, L’Aiglon, le Luna-Park, le Bal Bullier, le Bal Tabarin, le Magic-City (où les femmes de la noblesse dansaient parfois « avec leur valet ou leur coiffeur », selon les Mémoires de la duchesse de Clermont-Tonnerre), l’Ermitage, le Sans Souci, La Coupole (qui restera un haut lieu du tango parisien de 1928 à 1960 sous la direction des Bachicha père et fils), etc. Professeurs de tango, musiciens, compositeurs et chanteurs – entre autres Carlos Gardel qui connaît un triomphe au théâtre Fémina en 1928 avant de s’installer à demeure au Florida puis de chanter à l’Opéra de Paris – effectuent aussi des séjours plus ou moins longs dans ce qui est la deuxième capitale du tango après Buenos Aires, « la maîtresse et l’épouse » comme disent les argentins. Noches de Montmartre, Canaro à Paris, Madame Yvonne, Adios Paris, etc., on dénombre aujourd’hui plus de 300 tangos évoquant Paris. À cette époque, les très populaires danses musettes à l’accordéon commencent à intégrer une version simplifiée du tango argentin, ce qui lui permet de toucher la population des provinces rurales françaises. En 1939, la Seconde Guerre mondiale interrompera à nouveau la diffusion du tango. Cependant, la danse restera pratiquée dans certains cercles restreints et il retrouvera sa place dans les clubs et salles de danse après la guerre. La communauté argentine installée à Paris jouera de nouveau un rôle crucial dans sa préservation et sa diffusion.
Une fois bien établi en Europe où il fait la mode, le tango revient stimuler la vie culturelle argentine où il finit par gagner à sa cause les dernières couches de la société encore réticentes à son expression. En février 1910, le journal portègne El Diario, reflétant l’opinion de la classe bien-pensante, fustige encore les « contorsions obscènes » des compadritos dans les maisons closes. L’écrivain argentin Leopoldo Lugones lance aussi une dernière charge contre le tango qu’il qualifie de « reptile de lupanar » et de danse « malhonnête engendrée par les contorsions du nègre et l’accordéon miaulant des trattorias ». Mais son succès mondain international change la donne. Les derniers échos venus d’Europe font comprendre à Buenos Aires que le tango est désormais à la mode partout, et notamment dans les salons de la bonne société parisienne qui rafole de ses si typiques tangos et valses criollos.
En 1911, s’ouvre à Buenos Aires le cabaret tango L’Armenonville, nommé ainsi en référence à un restaurant parisien élégant du Bois de Boulogne. C’est le lieu d’une petite révolution musicale en 1913 lorsque le pianiste et chef d’orchestre Roberto Firpo y ajoute un piano à son ensemble, faisant ainsi évoluer les orquesta tipica criolla en « Orchestre typique ». Carlos Gardel et de nombreux orchestres se succèderont jusqu’en 1920 à L’Armenonville. Le futur célèbre danseur de tango Ovidio José Bianquet, dit El Cachafaz, crée pour sa part en 1913 son Academia de Baile. Il y donne des cours de tango à la très mondaine épouse du baron Antonio de Marchi, lui-même grand amateur et organisateur, en 1912, de la première grande fête du tango au Palais de Glace, qui deviendra un des plus hauts lieux du tango à Buenos Aires.
Pendant que la Première Guerre Mondiale fait rage, interrompant temporairement son expansion en Europe sans la stopper, le tango se déploie en toute liberté aux Etats-Unis. New York l’accueille avec ferveur dans ses salles de bal et ses clubs de danse. Le New york Times affirme ainsi en 1914 : « Tout New York en folie tourbillone au rythme du tango ». L’acteur italien Rudolph Valentino commence sa carrière comme danseur de tango avant de connaître un immense succès au cinéma. Ses films, tels Les 4 cavaliers de l’Apocalypse, comportent des scènes de tango, quoique très caricaturales. Moins hollywoodiens et plus modestes, des comédies musicales, des bals et des thés-tango sont organisés dans les salons chics un peu partout aux Etats-Unis.
En 1916, Roberto Firpo s’inspire d’une marche pour étudiants, composée par le jeune pianiste uruguayen Gerardo Matos Rodríguez, pour créer ce qui deviendra le tango le plus célèbre de tous les temps : La Cumparsita (La petite fanfare) (31). Pascual Contursi le mettra plus tard en paroles et la voix de Carlos Gardel le fera connaître dans le monde entier.
Son adoption par les classes supérieures européennes et sa reconnaissance internationale contribuent à changer la perception du tango et à le faire définitivement adopter par tous les Argentins. Les orchestres typiques, promus en sextuor par l’immigré uruguayen Francisco Canaro avec piano, violons, bandonéons, contrebasse, parfois complétés par d’autres instruments à vent ou d’autres cordes, investissent les salles de bals et de spectacle. On le programme de plus en plus souvent dans les théâtres et les revues musicales des beaux quartiers, ce qui élargit encore sa portée et son attrait dans la bourgeoisie portègne.
Les écoles de tango se multiplient. Essentielles pour l’enseignement, elles offrent des cours structurés qui aident à codifier les techniques et les figures de la danse pour les danseurs de tous niveaux, des débutants aux danseurs avancés. Elles organisent également des pratiques, des ateliers, des séminaires et des stages avec les professionnels, formant de nouvelles générations de danseurs dans la perpétuation des techniques et des styles du tango.
Les milongas jouent également un rôle clé dans la diffusion du tango. Elles deviennent des événements sociaux incontournables, attirant chaque week-end des foules de danseurs et de spectateurs dans les cafés, les cabarets, les clubs sportifs et les salles de danse qui essaiment à un rythme soutenu dans tous les quartiers de Buenos Aires et de sa banlieue.
Parallèlement, l’industrie du disque commence à produire et diffuser massivement des enregistrements de tango. La radio joue aussi un rôle majeur en apportant le tango dans les foyers argentins et au-delà. Les tangos d’Ángel Villoldo et d’Alfredo Gobbi bénéficient à plein de ces nouveaux moyens de diffusion de masse. Quelques années plus tard, vers 1919, le jeune cinéma muet argentin commencera lui aussi à inclure des scènes de tango, augmentant encore sa visibilité et son attrait culturel.
La musique se formalise davantage, avec des compositions plus structurées, un son plus riche et plus complexe. Les orquestas típicas avec bandonéon, violon, guitare et piano, deviennent la norme. Certains peuvent compter jusqu’à une douzaine de musiciens, parfois plus, avec des chanteurs. La programmation traditionnelle comprend désormais les trois genres reconnus et acceptés par les tangueros : des tangos argentins, des milongas et des valses argentines. Des compositions comme La Cumparsita, joué désormais en 4/8 alors qu’il est écrit en 2/4, deviennent des standards incontournables joués par tous les orchestres pour des foules enthousiastes.
Producteurs, chanteurs et musiciens professionnels se mettent à créer, interpréter et diffuser en nombre de nouveaux tangos. Des chansons structurées inspirées par le vérisme italien et les mélodies des nombreux immigrants napolitains, apparaissent. Elles alimentent la grande vague du tango canción des années 1910-20. Les références paillardes disparaissent peu à peu des textes. Les letristas (32) commencent à écrire des paroles de chansons de qualité sur les principaux thèmes du tango : la nostalgie, l’exil, la perte, la solitude, l’amour perdu, la déchéance, la trahison, Buenos Aires, Paris, …, ajoutant une profondeur émotionnelle et narrative aux compositions musicales. Citons parmi les paroliers qui deviendront célèbres au cours des années et décennies à venir : Pascual Contursi, Alfredo Le Pera (qui collabore étroitement avec Carlos Gardel), Homero Manzi, José Gonzales Castillo et son fils Cátulo Castillo, Enrique Santos Discépolo ou encore Enrique Cadícamoz. Référence en la matière, Pascual Contursi écrit en 1915 les paroles de Mi Noche Triste sur un air composé l’année précédente par Samuel Castriota. La chanson devient l’une des plus célèbres du répertoire après son interprétation et son enregistrement deux ans plus tard par le chanteur Carlos Gardel.
La génération de la Guardia vieja continue à composer jusque dans les années ’20, Francisco Canaro et Roberto Firpo lui restant fidèles, mais déjà deux nouveaux chefs d’orchestre se détachent : le violoniste Julio de Caro et le bandonéoniste Osvaldo Fresedo qui, forts de leur formation classique, inventent de nouveaux effets musicaux.
Une période de transition s’amorce pendant les années folles (1920-1930), en parallèle à l’essor du jazz. La musique improvisée aux structures simples de la Guardia vieja laisse progressivement place à un tango plus riche et plus savant. Ce changement de tonalité, ajouté à l’élargissement des orchestres, conduit à une nouvelle évolution dans l’histoire musicale du tango : l’avènement de l’école dite de la Guardia nueva (Jeune Garde), qui sera représentée par des musiciens tels que Juan d’Arienzo, Julio de Caro, Osvaldo Fresedo, Osvaldo Pugliese et bien d’autres.
Carlos Gardel émerge comme la figure centrale du tango chanté. Ses chansons captivent les auditeurs avec leurs paroles poignantes et leurs mélodies émouvantes.
De plus en plus dansé et écouté à travers le monde, notamment aux États-Unis, le tango influence d’autres danses et genres musicaux comme le jazz et la musique classique. Des figures comme Igor Stravinsky et Maurice Ravel intègrent des éléments de tango dans leurs compositions. Le répertoire se consolide avec des compositions qui deviendront des classiques et seront jouées pendant les décennies à venir. Des compositeurs comme Francisco Canaro et Osvaldo Fresedo apportent de nouvelles idées à la musique tango, expérimentant différents instruments et introduisant des arrangements plus sophistiqués. Le violoniste, chef d’orchestre et compositeur Julio de Caro, qui jouera un rôle clé dans l’évolution du tango, commence à se faire connaître. Aníbal Troilo commence lui aussi à se faire un nom.
17. Bailetins : Petits bals improvisés en plein air.
18. Organitos : Orgues de barbarie.
19. Tanguero : Danseur de tango en général. Le terme Milonguero désigne lui plus précisément un tanguero adepte du style Tango Salón et respectant les codes sociaux de la danse dans les milongas.
20. Academias : À l’origine, salles de bal populaire où l’on danse le tango, parfois aussi en même temps maisons closes. Plus tard, non seulement salles de bal mais aussi d’enseignement du tango argentin.
21. Trinquetes : Cafés de basse catégorie flanqués d’une piste de danse.
22. Peringundines : Bastringues, sortes de guinguettes populaires de mauvaise réputation.
23. Guapos : Gouapes, marginaux belliqueux souvent liés à des activités louches.
24. Compadritos : Voyous, petits caïds provocateurs. Soucieux de leur apparence, ils portent des vêtements se voulant élégants, un chapeau incliné, et souvent un couteau à la ceinture, symbole de leur bravoure.
25. Cafishios : Proxénètes. Avec les rufiáns (souteneurs), ils exploitent et maltraitent les femmes qu’ils prostituent.
26. Chinas : Femmes métisses indigènes.
27. Grisettes : Jeunes ouvrières de condition modeste.
28. De la fin du XIXe siècle jusqu’aux années ’30, la puissante organisation mafieuse juive Zwi Migdal (initialement appelée Warsaw Jewish Mutual Aid Society) organise un important trafic de femmes d’Europe centrale vers Buenos Aires où elle contrôle un vaste réseau de maisons closes. Des recruteurs présents dans les grandes capitales européennes comme Varsovie et Paris, attirent des jeunes femmes, généralement pauvres et vulnérables, en leur promettant des emplois respectables en Argentine. Dès leur arrivée sur place, elles tombent sous la coupe des proxénètes et sont réduites en esclavage sexuel dans les lupanars de la ville. Il faut attendre une enquête judiciaire approfondie et un procès historique en 1931 pour que les autorités fassent tomber le réseau Zwi Migdal. Suite à ces événements, l’Argentine mais aussi de nombreux autres pays ont renforcé leur législation pour combattre la traite des êtres humains. Sur le sujet de la traite des blanches entre Paris et Buenos Aires, on peut lire l’excellent livre d’Albert Londres, Le Chemin de Buenos Aires (Éditions de la République des lettres, 2022, ISBN 9782824914831). Avec ce livre-reportage publié à l’origine en 1927, le journaliste Albert Londres a été le premier à sensibiliser le public et les autorités sur l’ampleur du phénomène, soulignant la responsabilité collective et mettant en cause le système social patriarcal et machiste qui l’engendre et en tire profit.
29. Porteño : Portègne en français, habitant de Buenos Aires.
30. Le tango canción (tango chanté) est un genre musical spécifique au tango argentin. Il se développe à partir des années 1910 avec l’introduction de paroles et de chants poétiques pour accompagner les instruments des premiers orchestres professionnels. Son apogée coïncide avec l’âge d’or du tango, dans les années ’30 et ’40. Les textes reflètent souvent des thèmes de mélancolie, de mort, de solitude, d’amour perdu, de pauvreté, d’injustice sociale, d’exil. Le plus grand interprète du tango canción est bien entendu Carlos Gardel, qui lance véritablement le genre auprès du grand public en 1917 avec le succès de Mi noche triste. Parmi les grands letristas auteurs de tango canción, citons Alfredo Le Pera, Pascual Contursi, Enrique Santos Discépolo, Homero Manzi.
31. Plus tard, la tradition voudra que La Cumparsita soit le dernier morceau joué à la fin des bals de tango argentin. Ce morceau a en effet acquis une telle popularité et une telle dimension symbolique dans la communauté des danseurs et des musiciens qu’il en est devenu une conclusion parfaitement appropriée pour donner le signal de fin d’une soirée tango. Évoquant tout à la fois des sentiments de nostalgie, d’énergie et d’émotion, il permet de conclure le bal sur sur une note haute et un dernier moment de partage entre les danseurs.
32. Letristas : Les letristas sont les poètes et paroliers de chansons dans le domaine de la musique populaire argentine, en particulier dans le tango. Ils donnent vie aux mélodies à travers des textes poétiques, narratifs ou engagés.
Brève histoire du tango argentin est publié par les Éditions de la République des Lettres. Reproduction interdite, tous droits réservés pour tous pays. Copyright © Noël Blandin, Paris, jeudi 14 novembre 2024.
Brève histoire du tango argentin est publié par les Éditions de la République des Lettres. Reproduction interdite, tous droits réservés pour tous pays. Copyright © Noël Blandin, Paris, jeudi 14 novembre 2024.