Astor Piazzolla, Adios Nonino (1959).
Les années ’50 marquent la fin de l’âge d’or du tango argentin. Certes il reste encore un symbole de l’identité nationale et un élément central de la vie sociale et culturelle. On continue de le danser dans les bals et certaines émissions de radio qui lui sont dédiées restent encore populaires. Les grands maîtres du tango des années ’40 tels Juan d’Arienzo, Aníbal Troilo ou Osvaldo Pugliese, mêlant tradition et innovation, sont toujours acclamés par le public. Troilo reste, et restera, sans conteste le meilleur bandonéoniste du XXe siècle. Ses enregistrements des années ’40, comme La Cumparsita et Sur deviennent des classiques dans les années ’50. Pugliese, lui, reste un acteur majeur à la fois pour son engagement politique et pour ses compositions marquées par une forte expressivité. Son œuvre durant cette période est marquée par une recherche constante d’innovation tout en restant fidèle à l’essence du tango et à ses racines populaires.
Mais de nombreux artistes, écrivains et musiciens, quittent l’Argentine. Ils fuient l’instabilité économique et les bouleversements socio-politiques, notamment les putschs et coups d’État militaires qui se succèdent après le renversement de Juan Perón en 1955 et aboutiront aux dictatures de 1966-1973 et 1976-1983. Ce contexte politique, qui voit l’expression artistique et les rassemblements publics surveillées, ne favorise guère le développement artistique du tango, d’autant plus que les jeunes générations le perçoivent désormais comme démodé, l’associant aux danses de leurs parents et aux milieux conservateurs. Il est remplacé par de nouveaux genres musicaux comme le jazz, le rock and roll et la pop. Une forme locale du rock, connu sous le nom de « rock nacional » avec des groupes comme Los Gatos, Almendra et Charly García, gagnera même une grande popularité chez les jeunes Argentins à partir du milieu des années ’60, détournant le public du tango. Entre sentiment de désuétude, manque de moyens, répressions et interdits divers, le tango devient difficile à pratiquer à Buenos Aires comme un peu partout ailleurs.
Les orchestres typiques disparaissent un à un, remplacés par de petits ensembles de trois ou quatre musiciens. Les dernières grandes milongas ferment leurs portes, remplacées par quelques tanguerias et confiterías intimistes où on danse peu. Les actualités télévisées remplacent les émissions de radio sur le tango.
Mais, tout en subissant la désaffection du public, le tango est aussi l’objet d’une intense transformation musicale souterraine. De nouveaux créateurs opèrent un travail de diversification et d’expérimentation, signant la fin de la Guardia nueva et menant vers ce qu’on appellera bientôt le Nuevo tango. Citons entre autres Rodolfo Mederos, Osvaldo Berlingieri, Atilio Stampone, Eduardo Rovira, Ernesto Baffa, etc, chacun apportant ses expressions propres à des influences diverses et variées (brésilienne, africaine, jazzy, etc). Des maestros comme Pablo Ziegler, Horacio Salgán avec son groupe avant-gardiste Quinteto Real, dont le travail avec le guitariste Ubaldo De Lío introduit de nouvelles sonorités, et Leopoldo Federico, dont le travail avec entre autres le chanteur Roberto Goyeneche aide à maintenir vivant le tango chanté, commencent à faire évoluer le tango à travers des interprétations et des compositions qui combinent respect de la tradition et innovation formelle.
Mais la figure la plus révolutionnaire de la période est sans conteste Astor Piazzolla qui émerge au milieu du déclin. Musicien argentin de formation classique né en 1921, il commence sa carrière en jouant du bandonéon dans des orchestres traditionnels, mais il développe rapidement un style unique, se détachant de ses pairs pour introduire le concept de Nuevo tango qui fusionne tango, jazz et musique classique. Ses créations musicales sont marquées par des compositions complexes, des arrangements audacieux, et une profonde volonté de redéfinir un tango plus dissonant et expressif. Une œuvre comme Adiós Nonino (1959) illustre parfaitement cette fusion des styles et cette volonté de rupture avec le tango traditionnel. Balada para un loco (1969), une œuvre puissante de mélancolie et de résistance interprétée par le chanteur Horacio Ferrer, donne une autre secousse au tango traditionnel.
Piazzolla est encore à ce moment-là une figure très controversée en Argentine. Il est admiré pour son génie par certains mais sévèrement critiqué par les puristes qui l’accusent de dénaturer le tango. En 1972, il se produit à Paris, introduisant son Nuevo tango auprès du public parisien. Tout au long des années ’70, il attire l’attention de musiciens et de mélomanes du monde entier, acquérant progressivement une forte audience internationale grâce à des pièces marquantes comme son célèbre Libertango (1974), qui devient le morceau symbole de son style avant-gardiste, et plus largement le tango phare de la seconde moitié du XXe siècle. Malgré les réticences initiales, et même s’il n’est pas dansé dans les milongas, les critiques et le public acceptent dès lors le Nuevo tango.
À partir du milieu des années ’70, Astor Piazzolla et le Nuevo tango dominent la scène internationale du tango avec des compositions acclamées par un large public de mélomanes. La branche traditionnelle n’est pas totalement en retrait puisque certains orchestres de la Guardia nueva continuent d’être diffusés. En 1975, des hommages sont même rendus à Carlos Gardel dans le monde entier pour le 40e anniversaire de sa mort.
Une petite école de tango traditionnel subsiste aussi dans la France populaire des années 1945 à 1975, animée par quelques accordéonistes comme André Verchuren, Marcel Azzola, Tani Scala, des chanteurs comme Tino Rossi, Léo Ferré (Le temps du tango), Henri Allibert (Le plus beau Tango du monde), et divers bals parisiens comme le Chalet du Lac, la Coupole ou le Balajo.
Finalement, malgré les changements sociétaux et les défis culturels, la flamme du tango argentin ressort plus vive des années ’50, ’60 et ’70. Il s’est enrichi, épanoui, totalement modernisé, encore plus fort et plus diversifié qu’avant. L’influence de cette période charnière où cohabitent tradition et modernité inspirera beaucoup les générations futures de musiciens. Elle continue encore de se faire sentir dans la musique et la danse du XXIe siècle.
Brève histoire du tango argentin est publié par les Éditions de la République des Lettres. Reproduction interdite, tous droits réservés pour tous pays. Copyright © Noël Blandin, Paris, lundi 24 mars 2025.
Brève histoire du tango argentin est publié par les Éditions de la République des Lettres. Reproduction interdite, tous droits réservés pour tous pays. Copyright © Noël Blandin, Paris, lundi 24 mars 2025.