Payada (extrait du film Martin Fierro de Leopoldo Torre Nilsson). Illustration: un payadore du Rio de la Plata à la fin du XIXe siècle.
Le tango argentin naît dans le Río de la Plata (1) au cours des années 1870-1880. Il est le fruit du métissage culturel entre les populations indigènes et les vagues successives d’immigrants européens.
Vers 1870, la région sud-américaine du Río de la Plata est le théâtre de profonds bouleversements sociaux, politiques, économiques et culturels.
L’Argentine, après trois siècles de colonisation espagnole (1500 ≈ 1800), a déclaré son indépendance le 9 juillet 1816 lors du Congrès de Tucumán, où les provinces unies du Río de la Plata ont proclamé officiellement leur séparation de l’Espagne. Une première République a vu le jour en 1820 mais elle n’a pas survécue aux conflits internes et à la désorganisation politique. Après une longue période de luttes intestines entre les centralistes et les fédéralistes, puis la fameuse bataille de Caseros opposant les confédérations argentine et uruguayenne, le pays s’est enfin donné en 1853 une Constitution fédérale, ouvrant ainsi l’ère d’une seconde République, plus stable. En 1870, l’Argentine a aussi mis fin à la Guerre dite de la Triple Alliance. Alliée au Brésil et à l’Uruguay, elle combattait le Paraguay depuis six années.
La population de la région est composée d’une mosaïque de communautés comprenant essentiellement des créoles, des métis et des mulâtres. Les créoles sont les descendants des colonisateurs espagnols et des autres Européens établis dans la région depuis plusieurs générations. Les métis sont issus du métissage entre Européens et Amérindiens. Les mulâtres tirent leur origine du métissage entre Européens et Africains. À noter que pour les Argentins, le terme Criollo désigne communément un habitant du pays, qu’il soit créole, mulâtre ou métis.
La communauté indigène issue des principales tribus amérindiennes locales – Mapuches, Querandís, Guaranís ou Charrúas –, souvent métissées avec les familles des anciens colons espagnols, est principalement constituée de peones (2) ayant quitté les haciendas (3) et de gauchos (4) ayant déserté la pampa (5) pour s’installer dans les faubourgs de Buenos Aires.
La communauté noire mulâtre descend elle des esclaves importés d’Afrique subsaharienne au XVIIe et XVIIIe siècles vers les Antilles, les Caraïbes et toute une partie du continent latino-américain. Le port de Buenos Aires était un centre important du commerce des esclaves en provenance d’Angola, du Congo et de Guinée. Longtemps utilisés pour l’agriculture et le travail domestique, les esclaves ont été libérés à partir de 1813 grâce à la loi dite « Liberté des ventres », bien que la traite négrière ait perduré jusqu’en 1840, avant d’être définitivement abolie par la Constitution de 1853. Majoritairement installée dans les orillas (6) côté uruguayen, cette communauté noire mulâtre qui représentait environ un habitant sur trois pendant la première moitié du XIXe siècle, est décimée par l’épidémie de fièvre jaune de 1871 (7).
À partir de 1870, l’Argentine fait appel à l’immigration européenne pour assurer son développement économique. Alors que Buenos Aires, fondée par les colonisateurs espagnols en 1580, ne compte à l’époque que 250.000 habitants, près d’un million et demi d’immigrants européens débarqueront dans son port entre 1870 et 1900. En 1880 elle devient la capitale fédérale officielle du pays. Elle entretient dès lors des relations commerciales étroites avec l’Europe, surtout avec Paris qui influence fortement sa culture, comme en témoigne encore l’architecture de la ville imprégnée du style français haussmanien.
Les immigrants, principalement italiens et espagnols, mais aussi allemands, français, anglais, polonais et russes, rêvent de faire fortune sur les terres du Nouveau Monde. Nombre d’entre eux, cependant, voient leurs illusions rapidement anéanties. Ils s’entassent dans les conventillos (8) de la périphérie sud de Buenos Aires où ils se mêlent à la population locale. Le lunfardo (9) devient progressivement leur langue commune.
C’est dans ce creuset ethnique, politique, social et culturel bouillonnant des rives du Río de la Plata, au cœur des classes populaires, que le tango argentin voit le jour dans le tourbillon des années 1870 à 1890. Fruit d’une alchimie unique de traditions musicales et chorégraphiques, ses racines s’enfoncent profondément dans les terres de trois continents : l’Amérique du Sud, l’Afrique noire et l’Europe.
Le vaste continent sud-américain apporte une diversité de danses et de musiques.
De l’Argentine, nous viennent les danses rurales imprégnées d’un parfum de flamenco et d’esprit picaresque : la Milonga campera et la Milonga pampeana (10), la Zamba et la Chacarera (11), le Gato et le Malambo (12). À cela s’ajoutent les chants des Payadores, ces troubadours gauchos qui gardent les troupeaux dans les pampas. Ces derniers se rassemblent régulièrement dans les villes pour se livrer à des payadas de contrapunto, sortes de joutes poétiques improvisées entre deux chanteurs s’accompagnant à la guitare. Puisant leur inspiration dans la tradition poétique du romancero espagnol, ils chantent la vie et la mort, l’amour, la solitude et le passage inexorable du temps.
Du Brésil, nous proviennent les rythmes envoûtants de la Macumba, une danse rituelle issue des anciens cultes religieux afro-brésiliens, et de la Maxixe, surnommée plus tard le « tango brésilien », une danse qui puise ses mouvements à la fois dans la Polka européenne et dans la Habanera cubaine.
Cuba, berceau d’une société coloniale friande de bals, nous offre quant à elle la suave Habanera hispano-cubaine ou Contradanza criolla. Dérivée des contredanses française et espagnole, cette danse est connue sur l’île depuis le milieu du XVIIIe siècle. Après l’arrivée des Français ayant fui la révolution haïtienne de 1790, les marins espagnols et antillais l’ont largement répandue dans toute la région où elle fusionne avec les autres danses créoles, donnant bientôt naissance à la Milonga criolla. Très en vogue dans les années 1850, la Habanera cède cependant sa place dans les années 1870 à une danse de couple plus sensuelle et suggestive, le Danzón (13).
Du continent africain, et plus particulièrement des terres vibrantes de l’Afrique bantoue, émane la Capoeira, une danse utilisant des coups de pied, des esquives, des roulades et des acrobaties, née de la résistance des esclaves noirs au Brésil. Elle se développe essentiellement sur les terres brésiliennes. Dans le Río de la Plata, c’est surtout le Candombe qui domine, une danse rythmée par le battement profond des tambours apportés en Uruguay par les esclaves africains. En 1852, après la défaite du gouverneur Juan Manuel de Rosas qui la soutenait, la communauté noire voit ses festifs carnavals Candombe interdits. Elle façonne alors une nouvelle forme de danse, toujours ancrée dans le Candombe mais qui, mêlée à la milonga, donne le motif de la Milonga Candombe.
Du continent européen, affluent une multitude de danses et de musiques, tantôt aristocratiques, tantôt populaires, qui viennent infuser le tango naissant de leurs rythmes et de leurs pas. Parmi ces influences, mentionnons les anciennes Volte, Quadrille et Contredanse françaises, la Tarantelle italienne, la Polka et la Mazurka polonaises, la Scottish anglaise, le Tango andalou, la Contradanza, la Sardane, le Fandango, la Zarzuela, le Paso doble et la Moresca espagnole d’origine arabe, ainsi que les danses traditionnelles tziganes et yiddish comme le Klezmer, sans oublier la majestueuse Valse viennoise allemande. De toutes ces influences, le Tango andalou ou flamenco gitan, accompagné à la guitare et dansé avec des claquements de doigts, est sans doute à l’époque le plus illustre. Le 22 octobre 1856, une comédie musicale de ce style, inspirée par la culture gaucho, El gaucho en Buenos Aires, éclaire la scène du Teatro de la Victoria à Buenos Aires. Composée par le musicien et chanteur hispano-argentin Santiago Ramos, cette œuvre contient une chanson, Tomá mate, che, considérée aujourd’hui comme le premier tango chanté de l’histoire.
Notons que, parmi toutes les danses alors en vogue, seules la Valse viennoise et la Polka offrent cette configuration particulière où l’homme et la femme dansent enlacés face à face, le bras droit de l’homme ceinturant la taille de la femme, sa main gauche tenant fermement la main droite de sa partenaire. La milonga, dans sa genèse audacieuse, adopte dès lors cette structure de danse de couple européenne tout en s’émancipant des contraintes rigides de la chorégraphie. Elle ouvre la voie à l’improvisation et à l’osmose des corps et des âmes caractéristique du tango argentin en les rapprochant dans une étreinte intime et passionnée : l’abrazo (14).
À l’instar des Noirs qui imitent et parodient les danses des Blancs, ces derniers s’inspirent des danses cadencées des Noirs pour engendrer la Milonga canyengue (15) qui se distingue par des rythmes rapides très marqués et des paroles souvent improvisées.
En fusionnant les diverses versions de Milonga campera, née des campagnes locales, de Milonga criolla, issue des traditions créoles, de Milonga Candombe, héritage des peuples africains, et de Milonga canyengue, se forge progressivement la Milonga porteña, l’âme même du port de Buenos Aires. Cette création métissée spécifiquement argentino-uruguayenne qui anime désormais tous les rassemblements sociaux et culturels, notamment les fêtes de rue, gagne en popularité et jette les bases d’une nouvelle forme d’expression qui éclora bientôt dans le tango argentin.
Précisons que le mot « milonga » désigne à la fois les danses et les lieux où l’on danse. Au fil du temps, les milongas lieux de danse sont devenus des centres névralgiques de rencontre sociale, d’apprentissage et d’échange culturel pour les danseurs de tous niveaux, chacune œuvrant avec sa personnalité propre. À Buenos Aires, certaines confiterías (16) sont devenues en parallèle des simples milongas des lieux emblématiques du tango. Parmi les plus célèbres, citons Las Violetas, fondée en 1884, et La Confitería Ideal, fondée en 1912.
L’étymologie du mot « tango », quant à elle, demeure incertaine, divisant encore les historiens sur ses diverses origines sud-américaines, européennes ou africaines. Certains y voient un dérivé du mot latin tangere, signifiant « toucher ». Ce qui reste avéré, c’est que les termes tambó et tangó désignent déjà à l’époque, dans les divers dialectes parlés, à la fois des musiques, des danses, des tambours de carnaval et des lieux de danse.
1. Le Río de la Plata est la région située autour de l’estuaire des fleuves Paraná et Uruguay. Il forme la frontière naturelle entre l’Argentine et l’Uruguay et abrite les deux capitales, Buenos Aires sur une rive, Montevideo sur l’autre.
2. Peones : ouvriers agricoles travaillant à la tâche dans les haciendas.
3. Haciendas : grandes propriétés rurales consacrées à l’élevage.
4. Gauchos : éleveurs nomades occupant les plaines de la pampa argentine. Ils gardent leur bétail à cheval.
5. Pampa : immense plaine d’environ 750.000 km², sans montagnes ni collines, s’étendant en Argentine, mais aussi légèrement en Uruguay et au Brésil. Elle est connue pour ses terres agricoles fertiles et ses élevages de bovins et de moutons.
6. Orillas : quartiers populaires situés sur les berges du Río de la Plata.
7. L’épidémie de fièvre jaune qui frappe la région de Buenos Aires en 1871 cause des ravages considérables, paralysant l’activité économique et sociale. Transmise par les moustiques proliférant dans les marécages du Río de la Plata, elle fait près de 15.000 morts sur une population de 180.000 personnes.
8. Conventillos : vastes logements ouvriers collectifs. Le terme provient de « petit couvent », en référence à l’architecture de ces bâtiments : une cour intérieure entourée de chambres, un peu comme un couvent. En 1904 à Buenos Aires, on en compte près de 2.500 abritant 140.000 personnes.
9. Lunfardo : argot des faubourgs de Buenos Aires au tournant du XXe siècle. Il se développe dans les conventillos par le métissage linguistique des immigrants et des populations locales. Celedonio Flores (1896-1947) est l’un des grands paroliers en lunfardo avec des tangos à succès comme Margot (1919), Muchacho (1922), Mano a mano (1923) ou encore El Bulín de la calle Ayacucho (1925). Enrique Cadícamo est également un des grands auteurs avec entre autres Pompas de jabón (1925) ou Muñeca brava (1928).
10. La Milonga campera et la Milonga pampeana sont deux variantes de danses rurales à l’origine de la Milonga porteña, la milonga de Buenos Aires. La première est liée aux danses paysannes des provinces argentines. Elle présente un tempo assez lent et une mélodie simple. Très semblable, la Milonga pampeana est plus enracinée dans les traditions des gauchos de la pampa argentine.
11. La Zamba et la Chacarera sont deux danses natives de la campagne argentine. Leurs racines mêlent des influences indigènes, espagnoles et africaines. La première, plus mélancolique, se danse assez lentement. Elle est généralement accompagnée d’une guitare, d’une flûte andine et d’un tambour. La Chacarera est une danse plus vive, joyeuse et énergique, avec des mouvements rapides. Elle est souvent associée à des célébrations et des fêtes.
12. Le Gato et le Malambo sont également deux danses rurales d’Argentine. Influencés par les danses espagnoles et africaines, leurs racines remontent à l’époque coloniale. Le Gato se danse en couple dans un cercle. Les mouvements sont doux et gracieux. Il est accompagné d’une guitare et d’un chant mélodieux. Le Malambo s’inscrit lui dans la tradition gaucho, très masculine et très énergique. Il se danse en solo, avec des mouvements virtuoses des pieds et des jambes, tout en manipulant des boleadoras (trois boules attachées à des lanières). Il est accompagné par une guitare et un chant rythmé.
13. Le Danzón est une danse de couple issue d’une fusion de rythmes africains et espagnols comme la Contradanza. Il se développe à la fin du XIXe siècle dans les quartiers populaires de Cuba. Le rythme est syncopé et entraînant, invitant à la danse. Il s’est rapidement répandu dans toute l’Amérique latine où il est devenu une danse de salon très appréciée. De nombreuses danses comme le Cha-Cha-Cha et le Mambo s’en inspireront plus tard.
14. Dans le tango dansé, l’abrazo (« l’étreinte » en espagnol), est l’enlacement des deux partenaires. Plus ou moins serré, les torses en contact, il permet une connexion physique et émotionnelle intime et une communication silencieuse à travers chaque micro-mouvement du corps. Il permet d’écouter, de sentir en profondeur les intentions et les émotions de l’autre et d’y répondre instantanément. C’est aussi à travers l’abrazo que les danseurs expriment leur créativité, leur sensibilité et leur personnalité. Bien plus qu’un simple contact, c’est un élément fondamental du tango argentin qui doit être parfaitement maîtrisé par les danseurs. Dans les cours de tango, il fait partie des premiers enseignements aux débutants.
15. La Milonga canyengue (« cadence » en dialecte d’origine africaine) est la forme la plus ancienne du tango, son premier style de danse. Enfantée dans les bas-quartiers populaires de Buenos Aires vers 1880-1890, elle résulte des imitations des immigrés européens parodiant le mélange de Candombe et de milongas rurales dansé par les indigènes. Elle se danse en se balançant de façon « canaille » sur des rythmes rapides, en posture enlacée, le buste de la femme collé sur le flanc de l’homme, la poignée de mains au niveau du bassin, le corps très ancré au sol avec les genoux fléchis. Elle évoluera un peu vers ce qu’on appelle le Tango Orillero, c’est-à-dire le tango des orillas, qui enrichit le canyengue de figures chorégraphiques comme les cortes (coupes), les ganchos (crochets) et les quebradas (cassures). La Milonga canyengue, ou Tango canyengue, restera populaire jusque dans les années ’30.
16. Confiterías : Salons de thé pâtisseries offrant une programmation musicale et un parquet pour les danseurs de tango.
Brève histoire du tango argentin est publié par les Éditions de la République des Lettres. Reproduction interdite, tous droits réservés pour tous pays. Copyright © Noël Blandin, Paris, jeudi 14 novembre 2024.
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